Tribune – Agriculture et commerce mondial : changer les règles du jeu pour lutter contre la faim

Juin 2023 « Pour nourrir les populations de tous les pays et atteindre la souveraineté alimentaire, il faut changer les règles du commerce international »

 

A quelques heures de la rencontre entre les ministres de l’agriculture européens et africains, des organisations de la société civile et une quinzaine d’élus soulignent, dans une tribune au « Monde », les conséquences pour l’Afrique de la dérégulation des marchés agricoles et financiers entre l’Union européenne et l’Union africaine.

Vendredi 30 juin 2023, les ministres de l’agriculture européens et africains se réuniront à Rome pour « penser le futur de la coopération agricole entre l’Union africaine et l’Union européenne ». Malgré une volonté affichée de promouvoir des chaînes de valeur durables, ce sommet risque de passer totalement à côté de son ambition. Et pour cause, il fait fi des impacts catastrophiques d’un commerce international dérégulé sur le développement agricole et la souveraineté alimentaire, en particulier pour les pays africains. A l’échelle mondiale, nous produisons suffisamment, et même trop, et pourtant nous ne parvenons toujours pas à nourrir la planète : pour la sixième année consécutive, la faim continue d’augmenter. En effet, en encourageant la spécialisation des territoires plutôt que leur diversification, et en exposant les matières premières agricoles à la financiarisation, nous laissons le marché dérégulé décider à la place des populations et nous éloigner de notre souveraineté alimentaire. Loin de prendre la mesure de ces enjeux, la prochaine conférence UA-UE sur l’agriculture risque d’ouvrir un boulevard à la libéralisation à outrance des échanges agro-alimentaires entre les deux continents. 

Parler de régulation ne doit plus être un tabou : la souveraineté alimentaire doit guider les règles du commerce international. Loin du mythe de la concurrence pure et parfaite, nous oublions trop souvent que le marché met en compétition de manière faussée et déloyale des agricultures soumises à des normes et des contraintes très hétérogènes, disposant de moyens techniques et financiers très inégaux. Ce faisant, il limite l’essor de systèmes agricoles et alimentaires locaux et durables dans les pays du Sud, et précipite les modèles agricoles tournés vers l’export dans une course effrénée au moins-disant social et environnemental. Cette course à la matière première la moins chère coûte en réalité très cher à la société, et loin de résoudre le problème de la faim dans le monde, elle l’aggrave en accentuant la précarité et la vulnérabilité de la grande majorité des agriculteurs et des agricultrices. Les externalités de ce modèle sont largement sous-comptabilisées, alors qu’elles menacent la vie même des générations africaines présentes et à venir.

STOPPER LA PROLIFÉRATION D’ACCORDS ÉCONOMIQUES DESTRUCTEURS ENTRE L’EUROPE ET L’AFRIQUE

Voilà pourquoi nous voulons réaffirmer que pour nourrir les populations de tous les pays de manière saine, équitable et durable, et atteindre la souveraineté alimentaire à tous les niveaux, il faut changer les règles du commerce international.  

Nous devons mettre un terme à la prolifération des accords inéquitables, comme les Accords de partenariat économique (APE), qui au nom du libre échange, déstabilisent profondément les filières locales, privent les États de leur souveraineté alimentaire et enferment bien souvent les agricultures dans des modèles coûteux, intensifs et polluants, dont les conséquences sont désastreuses pour la santé humaine et pour l’environnement – comme l’illustre la filière cacao.

Il n’est plus tolérable pour l’UE de promouvoir sans complexe un modèle tourné vers l’export, dont les productions bénéficient largement des subventions de la Politique agricole commune (PAC).  Cette politique de soutien aux exportations, qui s’apparentent à du dumping alimentaire, exerce une prédation inacceptable sur la souveraineté alimentaire des pays tiers et le développement de leurs filières locales. A titre d’exemple, avant l’agression russe de l’Ukraine, la farine de blé français se vendait moins chère au Sénégal que les farines de mil ou de maïs produites et transformées localement.

Enfin, à la dérégulation des échanges agricoles s’ajoute la dérégulation des marchés financiers : il est inadmissible de laisser les acteurs financiers spéculer et tirer des profits exceptionnels de la crise alimentaire, comme ce fut le cas l’été dernier sur les cours du blé de la Bourse de Paris. Au plus fort de la crise, en juin 2022, 80% des achats y étaient le fait de spéculateurs, nourrissant une flambée des prix du blé sans précédent partout dans le monde. 

La France, moteur  dans la lutte contre l’insécurité alimentaire mondiale, doit prendre ses responsabilités sur le sujet

Nous demandons à la France  de défendre une position cohérente le 30 juin prochain, pour mettre les relations commerciales UA-UE au service de la souveraineté alimentaire.

Nous nous faisons l’écho de la déclaration de la société civile et des organisations de producteurs  africaines pour mettre la justice et le droit à l’alimentation au cœur de la coopération entre l’Europe et l’Afrique, et défendre des systèmes alimentaires durables.

Le commerce international dépassant largement les seules relations UA-UE, nous demandons également à la France d’initier, sous l’égide du Comité de la Sécurité Alimentaire Mondiale et avec le soutien des instances onusiennes adéquates, une initiative internationale visant à réguler les marchés et interdire toute spéculation financière excessive sur les prix de l’alimentation. 

 

Rédacteurs de la tribune : 

Clotilde Bato, Déléguée Générale – SOL, Alternatives Agroécologiques et Solidaires 

Sylvie Bukhari-de Pontual, Présidente – CCFD-Terre Solidaire 

 

Signataires de la tribune : 

Agnès Renauldon, Membre du Bureau collégial – Fédération Artisans du Monde ; Alice Picard, Porte-parole – Attac France ; Anne-Françoise Taisne, Déléguée Générale – CFSI ; Armelle de Saint Sauveur, Co-Présidente – Slow Food France ; Arnaud Le Gall, Député de la 9e circonscription du Val-d’Oise ; Aurélie Trouvé, Députée de la 9e circonscription de la Seine-Saint-Denis ; Benoît Biteau, Député européen ; Blaise DESBORDES, Directeur Général – Max Havelaar France ; Caroline Roose, Députée européenne ; Claude Gruffat, Député européen ; Clotilde Bato, Déléguée Générale – SOL, Alternatives Agroécologiques et Solidaires ; Cyrille Moulin, Président – Bio Equitable FranceDamien Carême, Député européen ; Daniel Breuiller, Sénateur du Val-de-Marne ; Daniel Salmon, Sénateur d’Ille-et-Vilaine ; David Cormand, Député européen ; Dominique Potier, Député de la 5e circonscription de Meurthe-et-Moselle ;  Evelyne Boulongne, Administratrice et porte-parole – MIRAMAP ; François Alfonsi, Député européen ; Françoise Vernet, Présidente – Terre et Humanisme ; Frédéric Apollin, Directeur Général – AVSF ; Frédéric Pénard, Directeur général – Action contre la Faim ; Gwendoline Delbos-Corfield, Députée européenne ; Ibrahima Coulibaly, Président – ROPPA ; Jean-Claude TISSOT, Sénateur de la Loire ; Jean-Luc BAUSSON et Margot CHEVALIER, Co-président-e-s – CMR ; Jean-Paul SIKELI, Secrétaire Exécutif – COPAGEN ; Joël Labbé, Sénateur du Morbihan ;  José Tissier, Président – Commerce Equitable France ; Karima Delli, Député européenne ; Karine Jaquemart, Directrice – Foodwatch ; Laurence Marandola, Porte-parole – Confédération paysanne ; Luc Arnaud, Directeur Général – GRET ; Manon Aubry, Députée européenne ; Marie Toussaint, Députée européenne ; Massa Koné, Porte parole – Convergence Globale des Luttes pour la Terre et l’Eau en Afrique de l’Ouest (CGLTE-AO) ; Mathilde Hignet, Députée de la 4e circonscription d’Ille-et-Vilaine ; Michèle Rivasi, Députée européenne ; Mounir Satouri, Député européen ; Nadège Abomangoli, Députée de la 10e circonscription de la Seine-Saint-Denis ; Nelly Vallance, Présidente – MRJC ; Pascal Savoldelli, Sénateur du val de marne ; Quentin Ghesquière, Chargé de plaidoyer Agriculture et sécurité alimentaire – Oxfam France ; Raymonde Poncet Monge, Sénatrice du Rhône ; Sandrine Le Feur, Députée de la 4e circonscription du Finistère ; Saskia Bricmont, Députée européenne ; Sylvie Bukhari-de Pontual, Présidente – CCFD-Terre Solidaire ; Robert Levesque, Président – AGter ; Tanguy Martin, Porte parole – Ingénieurs sans Frontières AGRISTA ; Violette Auberger, Représentante – Les Ami.e.s de la Confédération paysanne ; Yvan Savy, Directeur – CIWF ; Raja Jbali, Présidente – Terre et Humanisme Maroc ; Yannick Jadot, Député européen. 

Tribune initialement publiée sur le site du journal Le Monde

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