Changer les règles de l’OMC pour promouvoir les marchés alimentaires locaux d’Afrique subsaharienne

Lors du Forum libre de l’Organisation Mondiale du Commerce (OMC) du 28 septembre 2017, l’agroéconomiste et expert au sein de notre association Jacques Berthelot a fait un exposé sur les contradictions induites par les règles de l’OMC face aux objectifs de développement des pays d’Afrique subsaharienne. Il a notamment expliqué en quoi ces règles internationales favorisaient l’Union européenne au détriment des pays d’Afrique subsaharienne, en termes de sécurité alimentaire et de promotion des marchés alimentaires locaux.

Le cadre réglementaire de l’OMC est une entrave à la réalisation des objectifs de développement des pays d’Afrique subsaharienne

Les chefs d’Etat de l’Union Africaine ont attribué à l’agriculture, en juin 2014, le rôle de pilier du développement africain à travers le Programme détaillé pour le développement de l’agriculture africaine (PDDAA). En effet, représentant plus de 60 % de la population active africaine, le secteur agricole est un levier primordial pour le développement du continent. Cependant, le cadre de l’OMC a tendance à limiter le potentiel de développement du secteur dans la mesure où ces règles ont été établies principalement par l’Union européenne et les Etats-Unis qui disposaient d’un surplus agricole à exporter.

Les pays d’Afrique subsaharienne, en particulier les pays d’Afrique de l’Ouest et d’Afrique de l’Est ont besoin de renforcer leur compétitivité sur les marchés alimentaires locaux, nationaux et régionaux, avant d’être confrontés au commerce alimentaire mondial, voire même continental. Le commerce de produits agro-alimentaires ne pourra pas devenir un levier de développement pour ces pays tant qu’ils resteront aux plus bas niveaux de la chaîne de valeur internationale, c’est-à-dire producteurs de matières premières non transformées.

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Le cadre réglementaire de l’OMC contraint les Etats à « consolider » leurs droits de douane de telle sorte qu’ils sont obligés d’appliquer des droits inférieurs ou égaux à un certain niveau maximal. Bien que le niveau consolidé ne soit pas le même pour l’ensemble des Etats membres de l’OMC, ce système empêche souvent les pays en développement d’appliquer des droits de douane cohérents avec leur situation économique. Or les pays d’Afrique subsaharienne ont besoin de protéger leur marché intérieur afin de renforcer la compétitivité des producteurs nationaux avant de s’ouvrir aux marchés mondiaux. C’est une condition nécessaire au développement, et à la sécurité alimentaire dans le cas de la production agro-alimentaire.

L’intégration commerciale régionale doit primer sur l’ouverture aux marchés mondiaux

La part du commerce régional dans le commerce international (exportations et importations) permet d’évaluer le niveau d’intégration des marchés économiques régionaux. Pour le commerce de produits alimentaires, en 2016, on constate que 71,4 % des échanges internationaux des pays de l’Union européenne (UE) se faisaient à l’échelle régionale, c’est-à-dire au sein-même de l’UE. Pour l’Afrique de l’Ouest, la part du commerce régional de produits alimentaires n’était que de 12,8%, de 19,1% pour la Communauté d’Afrique de l’Est (CAE), et 24,5 % pour l’ensemble de l’Afrique subsaharienne.

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Un positionnement collectif dans les négociations de l’OMC, à l’instar de celui de l’Union européenne, peut s’avérer positif. Des statistiques équivalentes, focalisées sur les produits laitiers, illustrent les avantages d’un tel positionnement. En 2016, la part du commerce régional dans la totalité du commerce international de produits laitiers était de 85,3 % pour l’Union européenne, 28,9 % pour l’Afrique subsaharienne, 15 % pour l’Afrique de l’Ouest, et 83,7 % pour la CAE. En effet, les Etats de la CAE ont collectivement fixé des droits de douane dissuasifs sur les produits laitiers. Cela leur a permis de stimuler les échanges intrarégionaux et donc la compétitivité de leurs producteurs laitiers. Notons cependant qu’hormis les tarifs douaniers élevés, les conditions climatiques et topographiques sont plus favorables à l’élevage et à la production laitière dans les pays de la CAE.

Les accords de libre-échange entretiennent des déséquilibres commerciaux qui menacent la sécurité alimentaire

IMG_6889 BDLes pays d’Afrique subsaharienne pâtissent également d’un important déficit commercial alimentaire. En 2016, il était de 15 016 millions de dollars pour l’Afrique subsaharienne, 7 612 millions pour l’Afrique de l’Ouest, et 42 millions de dollars pour la CAE. Nous considérons ici les déficits commerciaux alimentaires nets du commerce de boissons, café, cacao, thé et épices, qui ne sont pas des produits alimentaires de base. Là encore la CAE fait figure d’exception et affiche une balance commerciale alimentaire très proche de l’équilibre car elle est parvenue à maintenir des tarifs douaniers plus élevés que les autres pays de la région, notamment sur les produits laitiers et la viande.

En matière de déficit commercial alimentaire, l’Union européenne ne fait pas meilleure figure. Bien qu’elle affiche, pour l’année 2016, un excédent commercial agricole de plus de 17 milliards d’euros, lorsque l’on considère le commerce strictement alimentaire (net du commerce de boissons, café, cacao, thé et épices), on constate un déficit de plus de 17,2 milliards d’euros. L’UE se targuait en 2016 d’avoir généré son plus important surplus agricole alors qu’elle est depuis plusieurs années en situation de déficit alimentaire structurel en raison, notamment, des importations de poissons. En 2010 par exemple, le déficit était de plus de 20 milliards d’euros.

L’UE ayant une balance excédentaire avec ses partenaires commerciaux développés, son déficit alimentaire est d’autant plus important vis-à-vis des pays en développement. Cela explique pourquoi l’UE consacre tant d’énergie à ouvrir l’accès aux marchés des pays en développement via les Accords de partenariat économiques (1) (APE) et les accords de libre-échange. A travers le droit commercial international, l’Europe cherche à sécuriser sa position de dépendance alimentaire vis-à-vis des nombreux pays en développement qui pourvoient à ses besoins.

Libre-échange et subventions : la position hypocrite de l’Union européenne

La situation de dépendance alimentaire de l’UE contraste avec le niveau très élevé de subventions dont bénéficient les exportations agricoles du vieux continent. En 2016, le taux de dumping (2) sur les céréales européennes exportées en Afrique de l’Ouest s’élevait à 34,7 %. Cela signifie que la compétitivité des céréaliers européens n’est pas seulement due à leur productivité, mais aussi, en grande partie, aux subventions plus ou moins directes qu’ils perçoivent de la part de leurs Etats. De la même manière, en 2016, le taux de dumping sur les exportations européennes de produits laitiers vers l’Afrique de l’Ouest s’élevait à 20,8 %, et jusqu’à 29,4 % pour la CAE.

La politique interventionniste de l’UE biaise les relations avec ses partenaires commerciaux aux dépens des pays en développement. Or l’UE refuseManifestation Libre-échange d’aborder la question des subventions dans le cadre des négociations sur les APE. Pour l’UE, la question relève de l’OMC où la majorité des subventions européennes sont indûment notifiées dans la boîte verte (3). Les Etats européens se permettent de notifier ainsi les subventions qu’ils accordent à leurs agriculteurs (4) en considérant qu’elles n’induisent pas de distorsions sur la concurrence internationale dans la mesure où elles ne sont pas proportionnelles aux niveaux de production, donc que ces subventions n’ont pas d’effet de dumping. Ainsi, l’UE viole les règles de l’OMC sans être rappelée à l’ordre car le fonctionnement de l’Organe de règlement des différends ne le permet pas tant qu’aucune plainte n’a été déposée.

En ajustant la nature de leurs subventions aux imperfections du système des boîtes de couleur de l’OMC, les Etats européens ont atteint un taux de dumping moyen de plus de 180 %, entre 2001 et 2015, sur leurs exportations de cotons. Dans les négociations sur le coton, l’UE s’est toujours targuée de l’absence de droits de douane à l’importation et de ne pas recourir à des subventions directes à l’exportation. Or l’UE subventionne, mais seul un tiers de subventions accordées aux producteurs de coton européens est notifié auprès de l’OMC comme vecteur de distorsions de la concurrence. N’exigeant aucune contrepartie en termes de niveau de production, les deux tiers restants des subventions sont notifiés à tort dans la boîte verte de l’OMC.

A titre de comparaison, en 2014, le taux de dumping des Etats-Unis sur les exportations de coton était de 27 %. En plus de recevoir la palme de la subvention par tonne la plus élevée du monde – celle-ci s’élevait à 2 900€ en 2016 – l’UE est parvenue à exporter 271 841 tonnes de coton en 2016, soit plus que le Mali qui est pourtant le premier exportateur d’Afrique subsaharienne. L’Union européenne et les Etats-Unis sont ainsi co-responsables de la baisse du prix mondial du coton dont souffrent les pays producteurs d’Afrique subsaharienne.

Il est nécessaire de rééquilibrer les rapports de forces dans les instances de négociation internationales

Les communautés économiques régionales (CER) d’Afrique subsaharienne telles que la CEDEAO (Communauté Economique des Etats d’Afrique de l’Ouest), le COMESA (Common Market for Eastern and Southern Africa), la CEMAC (Communauté Economique et monétaire de l’Afrique Centrale) et la CAE, ont tout intérêt à se positionner dans les négociations de l’OMC en tant que communautés économiques régionales, à l’instar de l’Union européenne, afin d’obtenir des tarifs douaniers plus protecteurs. Un tel positionnement leur permettrait d’avoir plus de poids dans les négociations pour modifier les règles de l’OMC dans leur intérêt.

DSC_0055BDLes communautés économiques pourraient négocier des droits de douane communs pour toutes les importations en provenance du reste du monde adaptés aux spécificités économiques de chacun. Il s’agirait de définir des tarifs douaniers consolidés, c’est-à-dire correspondant au niveau maximum que peuvent atteindre les tarifs douaniers appliqués. Ce sont les seuls droits de douane dont disposent les CER alors même que leurs Etats membre, en tant que membres de l’OMC pour la plupart, ont aussi des droits consolidés au niveau national. A l’échelle des CER, les droits de douane consolidés seraient calculés comme une moyenne de ceux des Etats membres, pondérée par la part d’importations extra-régionales de chacun. Par définition, ce droit de douane régional consolidé pourrait être modifié à la baisse en fonction des conditions économiques.

L’affirmation des communautés économiques régionales d’Afrique subsaharienne en tant qu’entités cohérentes et solidaires les unes avec les autres semble indispensable pour rééquilibrer rapports de forces économiques internationaux en leur faveur. Nous avons vu par ailleurs que les pays d’Afrique subsaharienne disposaient d’une marge de progrès significative en matière d’intégration commerciale régionale. Une négociation collective des tarifs douaniers leurs permettraient d’intensifier leur commerce intrarégional, encourageant ainsi des échanges mutuellement vertueux qui stimuleraient les capacités productives et la compétitivité de chacun.

Article réalisé par Théodore Deboves, bénévole de l’association SOL

 

(1)  Accords commerciaux dont le but est de développer le libre-échange entre 
l’Union européenne et les pays ACP (Afrique Caraïbes Pacifique)

(2)  Le taux de dumping représente la part des subventions dans la valeur 
totale (franco à bord) de la marchandise

(3) Les commentateurs de l’OMC ont établi un système de boîtes 
(rouge, orange, verte et bleue) pour classer les subventions publiques
et autres soutiens internes à l’agriculture à l’aune des distorsions de
la concurrence qu’elles induisent dans le commerce international.

(4) Pour plus d’informations sur les notifications de l’UE auprès de l’OMC,
 cf. la publication de Jacques Berthelot du 30 avril 2017 "Les soutiens agricoles 
(MGS et SGEDE) de l'UE notifiés à l'OMC et effectifs en 2013-14"

 

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